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JEAN continuait ses études, qui lui plaisaient toujours autant. Quand il revenait, toutes les fins de semaines, il bavardait longuement avec Charles, et les autres mineurs, des problèmes qu’ils rencontraient chaque jour dans leur travail. Ensuite, il me disait :
— Je travaillerai à leurs côtés, avec eux. Je ne serai ! pas un ingénieur uniquement préoccupé par le rendement. Je serai un ingénieur humain, compréhensif, et je me battrai pour améliorer leurs conditions de travail.
Je ne pouvais que le regarder avec fierté. Je savais que, le jour où il exercerait son métier, les mineurs pourraient compter sur lui.
Je dus prendre l’habitude de vivre sans ma mère. J’avais ramené chez moi sa machine à coudre, et j’étais seule pour faire tous les travaux de couture. Nos conversations me manquaient, et aussi la sensation que j’avais, près d’elle, d’être comprise et aimée sans conditions. Maintenant, il n’existait plus personne dont j’étais l’enfant. Même l’amour de Charles et de Jean était différent ; c’était un amour d’hommes, plus bourru. Je ne pouvais pas, avec eux, discuter de mes petits problèmes de femme, comme je le faisais auparavant avec ma mère qui, toujours, m’écoutait avec patience. Oui, sa présence, sa tendresse, me manquèrent énormément, et je découvris que rien ne remplace l’amour maternel.
Peu à peu, les dernières cartes de rationnement disparurent, et nous avons eu l’espérance de trouver de nouveau tout ce dont nous avions besoin. Grâce au charbon, les usines tournaient de nouveau, l’industrie reprenait. Le pays revivait. C’était maintenant, adressé aux mineurs, l’appel aux cent vingt mille tonnes.
Un an s’était écoulé depuis le décès de ma mère lorsque, de nouveau, des bruits de grève circulèrent. Les syndicats n’acceptèrent pas l’éviction du gouvernement des ministres communistes qui eut lieu à cette époque. Une grève fut décidée, en novembre, et dura plus de quinze jours. C’était la première après la guerre, et je me disais avec tristesse que rien n’était changé. Il y avait de nouveau des discussions, des manifestations, et je priais pour qu’il n’y eût pas de violence. Lorsque la grève prit fin, elle n’apporta pas aux mineurs la satisfaction de leurs revendications, mais, pensai-je égoïstement, la menace s’éloignait.
Un nouvel hiver passa, l’année 1948 arriva. Elle devait amener des changements dans notre vie. D’abord, nous apprîmes qu’était créé, dorénavant, un centre de vacances spécialement réservé aux mineurs, à La Napoule. Ceux qui voulaient en faire la demande pouvaient aller passer là-bas leurs congés payés. Tout était prévu, depuis le voyage en train jusqu’à la réservation de la chambre. C’était d’autant plus tentant que ce centre était situé dans le Midi.
— Qu’en dis-tu, Madeleine ? me dit Charles. Nous pourrions y aller, une année. Peut-être quand je serai retraité…?
J’étais heureuse comme une enfant, moi qui n’avais jamais pris de vacances. Mon imagination, très vive, m’emportait. Je regardais les photos du prospectus que Charles avait ramené de la mine. Je nous voyais, tous les deux, dans ces collines fleuries de mimosa, toutes vibrantes de soleil et du chant des cigales. Seulement, les années ont passé, et ce projet ne s’est jamais réalisé. Nous l’avons toujours reporté à l’année suivante. Et maintenant, il est trop tard.
Cette année-là également fut tourné à Liévin un film de Louis Daquin : Le Point du jour. Dès sa sortie, nous sommes allés le voir. C’était un film qui montrait le travail des mineurs, leur vie, leurs problèmes. Jean vint avec nous, ainsi que Marcelle et ses parents. Il y avait une séquence où un jeune garçon de quatorze ans, pris dans un éboulement, se trouvait enfoui. Ce passage me rappela cruellement que Jean lui-même avait connu la même situation. Je lui lançai un regard furtif, et je vis, à son visage tendu, que lui aussi se souvenait, et qu’il n’oublierait jamais.
Les mineurs étaient filmés en plein travail, et nous les voyions, accroupis, en train d’abattre du charbon. Certains, dans des passages vraiment étroits, étaient à moitié couchés, dans des positions plus qu’inconfortables.
— C’est vraiment bien filmé, dit Charles. J’ai l’impression d’y être, tellement ça semble réel.
Je crois que ce fut ce jour-là que je découvris ce « qu’était le travail de Charles. Je n’étais jamais allée au fond, je n’avais jamais vu ce que cela représentait. Là, les images me montrèrent tout ce que je ne savais pas. J’ouvrais des yeux effarés. Dans un tel boyau, comment pouvait-on respirer ?
A un moment, un des mineurs donna un grand coup de marteau-piqueur, et l’écran fut envahi d’une poussière noire ; et, à travers cette multitude d’infimes particules de charbon, on voyait le mineur qui continuait de travailler. Moi, je sentais cette poussière entrer dans mes narines, dans mes yeux, m’obstruer la gorge, envahir mes poumons. J’éprouvais une sorte de malaise. Comment pouvaient-ils résister, dans ces conditions, jour après jour, pendant toute une vie ? À partir de cet instant, je regardai Charles avec un nouveau respect. J’eus pour lui une admiration qui ne fit qu’augmenter mon amour. Lorsque nous sommes sortis j’ai respiré profondément l’air du soir, et j’ai compris, plus que jamais, l’incessant besoin de soleil, d’air pur et d’évasion qu’éprouvaient les mineurs, après des journées d’un tel travail.
Un matin du mois d’avril, Marcelle entra dans ma cuisine, en larmes :
— Madeleine, tu es au courant ? À Courrières…
J’eus le pressentiment d’une catastrophe. La voix rauque d’inquiétude, je dis :
— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?
Au milieu de ses sanglots, elle m’expliqua :
— À la fosse 4 de Courrières, hier… il y a eu une explosion, au fond… Mon frère aîné y travaille. Ma mère est partie, dès qu’elle a su…
Ainsi, cela recommençait. Ça ne s’arrêterait donc jamais ! Tant de souffrances imméritées… pourquoi ? J’essayai de consoler Marcelle, de lui dire de ne pas désespérer sans savoir, mais ma voix manquait de conviction. Je ne savais que trop bien que la mine ne pardonnait pas, et que, cette fois encore, il y aurait des blessés, et peut-être des morts…
Je vis Catherine le soir. Elle n’avait rien appris, son fils était toujours au fond. Une équipe de sauveteurs travaillait sans relâche. L’inquiétude de son regard était douloureuse à voir. Je la comprenais. Moi aussi, j’avais connu les mêmes affres.
Elle retourna, les jours suivants, attendre devant les grilles de la fosse. Elle dut vivre cinq longs jours dans l’angoisse avant de savoir. Le sixième jour seulement, elle revint avec sur le visage un mélange de soulagement et de souffrance. Son fils avait été remonté avec d’autres. Il avait été brûlé et était soigné à l’hôpital Sainte-Barbe. Il y avait d’autres blessés beaucoup plus graves. Certains, me dit-elle, ne respiraient plus que grâce à un tube de caoutchouc qui conduisait directement l’oxygène à leurs poumons. On disait qu’une équipe de médecins et d’infirmiers était venue spécialement de l’hôpital Foch de Paris.
Les derniers mineurs ne furent remontés qu’après vingt et un jours. Pour survivre, ils avaient rongé l’écorce des boisages, mangé du cheval décomposé, bu leur urine. L’un d’eux avait une montre, qui leur avait permis de compter le temps, Jean, lorsqu’il apprit, fut à la fois profondément peiné, révolté et furieux :
— Cela ne devrait pas se produire. Il faut absolument faire quelque chose pour leur sécurité. J’y consacrerai ma vie, s’il le faut, mais j’y arriverai ! Pense à leur angoisse, maintenant, quand ils retourneront au fond, après une telle épreuve ! Et les seize morts, qui ont été brûlés vifs ! Il faut empêcher de tels accidents, améliorer la sécurité, c’est indispensable !
Il parlait avec une sorte de fureur désespérée. Moi, sceptique, je m’interrogeais. Était-il possible d’éviter de telles catastrophes ? Depuis mon enfance, j’en avais connu plusieurs. Inconsciemment, je finissais par croire qu’elles étaient inévitables. C’est pourquoi je vivais, avec, au fond de moi, la crainte obscure et inavouée de ne pas voir revenir Charles, jour après jour.
Au-début de l’été, Juliette m’annonça son départ. Son mari allait occuper un poste d’ingénieur à Béthune, et elle préparait son déménagement. Elle vint me voir avec son fils Germain, devenu un adolescent mince et grave.
— Je te verrai moins souvent, me dit-elle, mais, dès que je serai installée, tu viendras me rendre visite. Ce n’est pas parce que je vais habiter loin de toi que nous allons nous perdre de vue, n’est-ce pas ?
J’approuvai avec énergie. Elle était mon amie depuis notre enfance, et je l’aimais sincèrement. Elle était aussi la marraine de mon fils, et il y avait entre eux deux un amour fait de tendresse et de complicité. J’avais de la peine de la voir partir.
Pour combler le vide causé par son absence, je me rapprochai davantage de Marcelle, et de Catherine, sa mère. Elles venaient souvent l’après-midi boire une tasse de café, ou c’était moi qui allais chez elles. Nous bavardions de choses et d’autres, et une chaude amitié nous unissait.
Le dimanche, lorsque nous sortions, nous le faisions tous ensemble, Catherine et Robert, Charles et moi, et bien entendu, Marcelle et Jean. Je remarquais, entre les deux jeunes gens, une entente de plus en plus visible. Bien souvent, ils discutaient, en aparté, et le regard que Marcelle levait sur mon fils était révélateur. Quant à lui, il semblait prendre beaucoup de plaisir à sa compagnie. Elle était jolie, vive, intelligente et agréable. Elle allait avoir dix-neuf ans, et j’avais l’impression que, depuis quelque temps, il ne voyait plus en elle seulement une enfant.
Un dimanche du mois de juillet, nous sommes allés tous ensemble à Douai pour les fêtes de Gayant. Nous avons d’abord assisté au défilé, qui produisait toujours sur moi la même impression d’émerveillement, et puis nous sommes allés faire un tour à la fête foraine. Dans une tente, une vieille femme prédisait l’avenir. Marcelle voulut à tout prix y entrer. Elle sortit de là les yeux brillants, les joues roses, avec, sur le visage, un air heureux. Je me revis, à son âge, avec le même espoir de promesses, et je me souvins de la gitane qui m’avait prédit qu’un grand amour ensoleillerait ma vie. Sur le moment, éblouie que j’étais par Henri, j’avais cru qu’il s’agissait de lui, mais, maintenant, je savais ce qu’elle avait voulu dire. Et je regardai, à mes côtés, mon Charles, sûr, tendre et fidèle.
Marcelle et Jean, comme deux jeunes fous, grimpèrent sur les manèges, firent des tours de chevaux de bois, tirèrent à la loterie. Je voyais Jean rire aux éclats, lui toujours grave et réservé, et je me disais que Marcelle était une petite fée, qui arrivait à le dérider et à le faire rire comme un enfant. Je les regardais avec une tendresse amusée, et aussi avec une certaine nostalgie.
Je ne fus pas surprise lorsque, quelques semaines plus tard, un samedi soir, je les vis rentrer, dans la cuisine, émus et souriants. Ils se tenaient par la main, et je sus ce qu’ils allaient me dire. En vérité, je compris même, à ce moment-là, que je l’avais toujours su.
— Maman, me dit Jean, avec une timidité que je ne lui connaissais pas, je voudrais te dire que… Marcelle a accepté d’être ma femme.
Marcelle vint vers moi, le visage rayonnant, et m’embrassa avec affection. Je la serrai tendrement contre moi. Tout bas, elle murmura :
— Oh ! Je suis si heureuse ! Je l’aime depuis si longtemps…
Jean, à son tour, vint m’embrasser. Ma gorge était nouée par l’émotion. Je parvins à dire, et ma voix était rauque et tremblante :
— Je suis heureuse pour vous, mes enfants. Et toi, Jean, tu ne pouvais pas mieux choisir.
J’étais sincère. Je savais que Marcelle l’aimait profondément. Et moi, je n’aurais pu trouver une bru plus agréable. Je la connaissais depuis son enfance, depuis ce temps-là nous étions amies. De plus, elle était, elle aussi, fille de mineur. Jean aurait, près de lui, une compagne qui le comprendrait et qui l’épaulerait dans sa lutte pour défendre les mineurs.
— Où est papa ? demanda Jean.
— Il est dans le jardin, il repique quelques salades.
— Viens, dit Jean en tendant la main à Marcelle, avec un sourire infiniment doux et de l’amour plein les yeux. Allons lui dire, à lui aussi.
Ils sortirent, et je dois avouer que j’eus un pincement au cœur. Je soupirai, à la fois heureuse et triste. Heureuse du bonheur de mon enfant, et triste parce que je n’étais plus la seule femme dans sa vie. Il me faudrait, dorénavant, le partager avec Marcelle. Et mon cœur de mère se serra un peu.
Par bonheur, cela ne dura pas. Au fil des jours, je me rendis compte que l’amour de mon enfant pour moi était demeuré inchangé. Et il venait s’y ajouter l’affection sincère qu’éprouvait Marcelle envers moi. Jean alla demander à Catherine et Robert la main de leur fille, qu’ils lui accordèrent avec des transports de joie. Il y eut, entre eux et nous, une sorte de réunion de famille, où nous avons discuté du mariage de nos enfants. Jean avait encore une année d’études à faire, avant d’obtenir son diplôme d’ingénieur, et ils se marieraient ensuite. La date fut fixée à l’été suivant.
Ce soir-là, lorsque nous fûmes couchés, Charles me dit tout bas :
— Tu es contente, Madeleine ? Il a choisi une bonne petite, qu’en penses-tu ? Il sera heureux, avec elle.
J’approuvai, et me blottis contre lui, ma tête au creux de son épaule. Charles, toujours pareil à lui-même, ne se préoccupait que du bonheur de Jean, et je savais qu’il avait raison. Avec Marcelle, mon enfant serait heureux. Sur cette pensée rassurante, serrée contre Charles, je m’endormis, le cœur en paix.
*
La nouvelle fit très rapidement le tour du coron. Je ne pouvais pas sortir de chez moi sans être arrêtée, interpellée :
— Alors, Madeleine, c’est vrai ? Ton fils fréquente ? Il va se marier ?
Je souriais, j’acquiesçais. Beaucoup me félicitaient avec sincérité, me parlaient de Jean, constataient que, malgré des études d’ingénieur qui le hissaient à un niveau supérieur, il restait toujours aussi simple, aussi amical.
A la fin du mois de septembre, je reçus une lettre de Juliette. Son déménagement était terminé, elle était tout à fait installée. Elle me donnait sa nouvelle adresse, et m’invitait, avec insistance, à aller la voir. Je montrai la lettre à Jean, qui me dit :
— Je vais lui écrire pour lui annoncer mes fiançailles avec Marcelle. Et nous irons la voir, comme elle nous le demande. J’irai lui présenter ma fiancée.
Nous lui avons envoyé une longue lettre, à laquelle elle répondit aussitôt en nous invitant de nouveau.
— Allons-y tous ensemble un dimanche, proposa Jean.
Nous avons prévu d’y aller le dimanche suivant, mais notre projet fut reporté car, dans la semaine, une grève éclata. Des bruits de grève et des rumeurs de mécontentement circulaient déjà depuis quelque temps. J’entendais Charles, Georges et les autres se plaindre des conditions de travail, des relations de plus en plus difficiles entre ouvriers et ingénieurs, entre syndicats et patrons. Lorsque j’essayais, timidement, de dire à Charles qu’une grève n’était peut-être pas la solution rêvée, il me répondait invariablement :
— Et quelle autre solution avons-nous, dis-moi, pour défendre nos droits ? Si nous continuons ainsi, nous travaillerons bientôt dans les mêmes conditions qu’avant 1936. Les délégations syndicales ne sont même plus reçues, on ne veut plus écouter nos revendications. Nous ne pouvons pas nous laisser faire, quand même !
Jean lui-même approuvait :
— Ils ont raison, maman, me disait-il. Ils ne veulent pas revenir vingt ans en arrière, il faut les comprendre.
Bien sûr, je comprenais. Mais ma peur de voir de nouveau des bagarres, de la violence, était la plus forte. Alors, je ne disais rien, et j’écoutais. Je les entendais parler du nouveau syndicat, Force Ouvrière, qui était le seul reçu par la direction, bien que représentant une faible minorité de mineurs. Déjà, cela les rendait mécontents. Mais, ce qui déclencha la grève, ce fut les décrets Lacoste, qui s’attaquaient au statut des mineurs et au régime de sécurité sociale minière. Là, je vis Charles furieux.
— C’est incroyable ! Maintenant, ils veulent payer un mineur à la tâche, sans tenir compte des difficultés de travail, de terrain, du toit qui se délabre, de tous les obstacles qu’on peut rencontrer… Un gars qui est faible physiquement, et qui ne sait pas très bien travailler, ne sera même pas payé au barème, s’il doit être payé pour ce qu’il fait ! Ah, je voudrais bien le voir au fond, ce Robert Lacoste, travailler au piqueur pour l’abattage du charbon, et à la hache pour le boisage ! On verrait combien il ferait, et combien il gagnerait ! C’est facile de faire des mètres avec une plume dans un bureau, mais, au fond, c’est autre chose !
Je comprenais, à voir Charles aussi indigné, lui toujours si paisible, que ces décrets étaient inacceptables. Et je les approuvais de faire grève ; ils n’avaient que ce moyen-là pour montrer leur désaccord.
Elle commença le lundi 4 octobre. Au début, tout se passa dans le calme. Il y eut quelques réunions, quelques manifestations, mais elles étaient silencieuses : tout le monde était d’accord, il fallait faire grève.
Je me sentais cependant dans un climat d’insécurité. Plus la grève durait, et plus ma vieille peur revenait. Je n’en parlais pas, je n’osais pas en parler, de crainte de paraître lâche. Mais, du fond de ma mémoire, un souvenir de bataille, de violence et d’affrontement remontait, et ne me laissait pas en paix. J’admirais Marcelle qui, comme Jean, approuvait à fond les mineurs. Avec son père et ses frères, elle avait même participé à une manifestation. J’aurais voulu être comme elle, courageuse. Tandis que, au contraire, je me disais chaque jour, avec inquiétude : comment cela va-t-il finir ?…
Du côté de l’État comme du côté des syndicats, personne ne voulait céder. Alors la grève s’éternisait. Quand arriva le mois de novembre, il y avait quatre semaines qu’elle durait, et ça semblait devoir continuer. Dans beaucoup de familles, l’argent manqua.
Anna vint me trouver un jour en pleurant :
— Je ne sais plus quoi faire ! Il n’y a plus un sou à la maison ! Qu’allons-nous devenir ?
— Fais comme moi, dis-je, puise dans tes économies.
Elle me regarda, les yeux pleins de larmes, avec impuissance :
— Mais c’est que justement je n’en ai plus ! J’avais déjà dû en prendre une grande partie pour habiller de neuf les enfants, pour la rentrée des classes. Ils grandissent tellement vite ! Il leur faut chaque année de nouveaux vêtements, de nouvelles chaussures ! Et, depuis le début de la grève, j’ai utilisé ce qui restait. Comment vais-je m’en sortir ?
Je la regardai avec pitié. Je savais que Charles ne laisserait pas les enfants de son frère souffrir de la faim. J’allai chercher, sur la cheminée, la boîte en fer-blanc qui contenait nos économies. J’en donnai une partie à Anna :
— Tiens, prends, c’est pour Paul et Bernard. Je ne veux pas, moi non plus, qu’ils aient faim.
Avec confusion, elle prit l’argent :
— Je te le rendrai, c’est promis. Et je te remercie, du fond du cœur.
Elle vint à moi et m’embrassa avec affection. Je la regardai partir, maintenant rassérénée, et la même pensée occupait toujours mon esprit : où cela allait-il nous mener ?
Anna n’était pas la seule à manquer d’argent. Beaucoup de familles se trouvèrent dans la même situation. Cela devint si dramatique qu’il y eut des mineurs qui organisèrent le ravitaillement. Ils allèrent chez les commerçants, dans les campagnes, et distribuaient ensuite ce qu’ils avaient réussi à obtenir. Certains allèrent faire des collectes aux portes des usines, dans toute la région, et même jusque dans la région parisienne. Ensuite ils ramenaient l’argent, qu’ils distribuaient également.
Il y eut aussi la création des bons Lecœur. C’étaient des bons de cinq francs, distribués dans les mairies, pour le soutien de tous les mineurs grévistes. Tout cela nous aida. Mais la grève ne semblait pas vouloir se terminer. Elle prenait des proportions qui m’inquiétaient.
Ce fut après la quatrième semaine que nous avons vu arriver les C.R.S. Je les regardai, avec appréhension, défiler dans le coron, se masser devant la grille de la fosse, et observer ce qui se passait dans un silence menaçant. Ils empêchaient les réunions, et, me dit Charles, surveillaient toutes les manifestations.
Après six semaines de grève, une dissension se fit parmi les mineurs. La grande majorité était toujours pour la grève, mais certains désiraient reprendre le travail. Ils étaient à bout de forces, à cause du manque d’argent. Ils voulaient de nouveau pouvoir au moins nourrir leurs enfants. Alors les problèmes commencèrent. Des fanatiques, partisans de la grève à outrance, allèrent jusqu’à déposer des charges d’explosifs sous les fenêtres de ceux qui étaient pour la reprise du travail.
— À quoi cela les avance-t-il ? Ça ne va pas arranger les choses, elles sont déjà assez difficiles comme ça !
— Je sais bien, me répondait Charles, et je ne les approuve pas. Mais, pour gagner, il faut que nous soyons tous d’accord !
Pourtant plus les jours passaient, plus le nombre de ceux qui voulaient retourner au travail augmentait. Les piquets de grève les repoussaient, et empêchaient qui que ce fût de pénétrer. Alors Jules Moch, le ministre de l’intérieur, envoya la troupe. Et moi, je ne connus plus un seul jour de repos.
Je vis des tanks arriver, cheminer dans le coron silencieux, et se diriger vers la mine. Là, ils enfoncèrent le mur, entrèrent dans le carreau et arrêtèrent les grévistes présents. Partout, sur tous les carreaux de fosses, des mineurs furent arrêtés. Ils furent emmenés et emprisonnés à Béthune. Les manifestations dégénéraient en affrontements. Une fois de plus, la violence était là. Les C.R.S. étaient haïs, les mineurs supportaient difficilement leur présence, d’autant plus qu’ils n’hésitaient pas à frapper.
— Tu te rends compte, Madeleine, me disait Charles, révolté. Tout se passait bien avant qu’ils n’arrivent. Maintenant qu’ils sont là, on se bat sans arrêt. Et tout ça, c’est le « matraqueur [4] » qui en est responsable !
Plus rien n’allait. Les mineurs étaient à bout de patience. La violence s’exacerbait. Je ne dormais plus. Un cauchemar, jusque-là oublié, revenait hanter mes nuits : devant mes yeux horrifiés, des hommes se battaient, des chevaux tombaient, le sang coulait. Parfois, je disais à Charles :
— Ne serait-ce pas plus raisonnable de reprendre le travail ?
— Alors tout ce que nous avons fait jusqu’ici serait inutile ! Non, nous devons tenir bon !
Peut-être, mais au prix de quelles souffrances ?…
Un matin de cette période troublée, je reçus une lettre de Juliette. C’était un véritable appel à l’aide. Lors d’une manifestation, Bertrand, son mari, avait voulu calmer les mineurs excités par la présence des C.R.S., et avait été blessé.
« Viens, m’écrivait-elle, j’ai besoin de te voir. Bertrand est couché, je suis seule pour le soigner. En plus, ici je ne connais personne. J’ai besoin d’une présence amie, j’ai besoin de toi. Ne refuse pas, je t’en prie. Sinon, je crois que je deviendrai folle. Je suis à moitié morte d’angoisse. Peux-tu venir jeudi ? Je t’attendrai à la gare, il y a un train en début d’après-midi. »
Lorsque je montrai la lettre à Charles, il m’encouragea à y aller. Ce fut ainsi que je me retrouvai, le jeudi après-midi, en gare de Béthune, cherchant des yeux Juliette qui devait m’attendre. Je ne la vis pas. Je descendis du train et, irrésolue, restai sur le quai, dans l’espoir de la voir arriver. Autour de moi, tous les gens se hâtaient vers la sortie. Bientôt, je demeurai seule. Je me mis à marcher de long en large, incertaine sur la conduite à suivre. Valait-il mieux rester là, ou essayer d’aller à sa rencontre ? Mais dans quelle direction ? Je ne savais pas du tout où elle habitait, et je risquais de me perdre. Il me sembla qu’il valait mieux attendre.
Serrant mon sac contre moi, je me remis à faire les cent pas. Un machiniste passa, me lança un regard intrigué. Plus loin, un train démarra, à grands renforts de bruit, de poussière et de fumée. J’attendais toujours. J’essayais de rester calme, de me dire que Juliette avait été retardée, mais je m’inquiétais. Et puis, au moment où je commençais à désespérer, je la vis arriver, échevelée et courant, tout essoufflée. J’allai vers elle. Frénétiquement, elle me serra dans ses bras :
— Comme je suis contente de te voir ! Si tu savais… C’est affreux, affreux ! Toutes ces grèves, ces manifestations, ces bagarres !… Bertrand est blessé, et moi, je ne vis plus !
Un faible sourire monta dans ses yeux et en chassa, pour un instant, l’inquiétude :
— Ta présence me fait du bien, tu es si calme !
Je lui souris sans répondre. Pouvais-je lui dire que ma placidité n’était qu’extérieure, et que mon inquiétude, pour être soigneusement cachée, n’en était pas moins vive que la sienne ?
Elle reprit :
— Pardonne-moi mon retard. J’ai dû faire un détour pour éviter une nouvelle manifestation qui se prépare. Nous allons essayer de l’éviter de nouveau. Il faut nous dépêcher ; Germain est seul à la maison avec Bertrand.
Bras dessus, bras dessous, nous sortîmes de la gare. Tout en marchant, elle m’expliqua qu’elle venait d’apprendre que les mineurs avaient organisé une marche sur Béthune, pour réclamer la libération de leurs camarades prisonniers.
— Viens, me dit-elle, passons par ici. Ce n’est pas très loin, mais il vaut mieux éviter les rues principales.
Elle m’entraîna, marchant très vite. En même temps, elle me racontait son isolement, la façon dont elle s’était trouvée perdue en arrivant dans une ville où elle ne connaissait personne. De nature réservée, elle n’osait pas s’imposer aux autres. Elle se sentait horriblement seule. De plus, les manifestations, qui, jusque-là, ne la touchaient pas directement, avaient valu à son mari d’être blessé.
— Est-ce grave ? demandai-je.
— Non, heureusement. Il a reçu plusieurs coups sur la tête. Il a dû rester couché plusieurs jours. Maintenant, il va mieux. Mais je crois qu’il a été traumatisé. Il n’aurait jamais cru que ses propres mineurs puissent se retourner contre lui.
— Ils ne sont plus eux-mêmes, Juliette ! Leurs revendications sont refusées, ils ont l’impression que leur grève devient inutile. De plus, la présence des forces de l’ordre n’arrange rien. Alors, il suffit de très peu de chose pour les rendre furieux.
Elle soupira, ne répondit pas. Je savais que, comme moi, elle se demandait comment tout cela finirait. Nous étions arrivées à un carrefour. Elle s’arrêta :
— Il y a encore cette rue à traverser, et nous y sommes.
Nous nous dirigions vers le carrefour lorsque, en tournant le coin de la rue, nous fûmes rejointes par des groupes de mineurs qui allaient dans la même direction.
— Passons le plus vite possible, dit Juliette, nous prendrons la première rue à gauche.
Les mineurs remontaient la rue vers la place que j’apercevais tout au bout. D’instant en instant, ils devenaient plus nombreux. Ils criaient :
— Tous à la sous-préfecture ! Pour la libération de nos camarades prisonniers !
Juliette me serrait le bras. Je vis sur son visage l’appréhension que je ressentais moi-même. Nous allions dans le même sens que les manifestants, et il y en avait, autour de nous, de plus en plus. Nous étions entraînées par le flot. Vainement Juliette essayait de bifurquer vers la gauche. Il nous était impossible de nous dégager. Sans pouvoir résister, nous nous sommes retrouvées sur la place, au milieu de toute une masse de mineurs farouchement résolus à obtenir satisfaction.
Nous nous serrions l’une-contre l’autre. Je vis quelques rares femmes qui manifestaient aux côtés de leurs maris. Soudain se produisit une bousculade. Je me sentis brutalement poussée vers l’avant. Je m’accrochai à Juliette. Entraînées une fois de plus par la masse, nous ne pouvions que nous laisser emporter. Je voyais autour de moi des visages tendus, résolus, je sentais la foule me forcer à avancer. L’affolement me gagnait, je regardais autour de moi comme une bête prise au piège, et je ne voyais aucune issue. Il y eut, à l’avant, loin devant nous, des cris. Puis un nouveau remous, et une nouvelle bousculade. Une rumeur parcourut les rangs, parvint jusqu’à nous. J’entendis les mots : le sous-préfet, au palais de justice. J’interrogeai quelqu’un, près de moi. Il haussa les épaules, il ne savait rien, lui non plus. Un autre, devant, qui avait entendu ma question, se retourna et expliqua :
— Ils conduisent le sous-préfet au palais de justice ; il a repoussé nos revendications, au sujet de nos camarades prisonniers.
Inévitablement, nous allions dans la même direction. J’échangeai avec Juliette un regard chargé d’angoisse et d’impuissance. La foule, autour de nous, se faisait de plus en plus compacte. Je sentis un sanglot de terreur me monter dans la gorge lorsque je vis, là-bas, devant l’immeuble où arrivaient les premiers manifestants, les casques de nombreux C.R.S. Nous étions tous arrêtés maintenant devant le palais de justice. Sur le moment, je n’ai pas compris ce qui a déclenché la bagarre. Je ne l’ai su qu’après. Les C.R.S. avaient demandé aux mineurs de libérer le sous-préfet, et ceux-ci refusèrent. Alors les C.R.S. foncèrent dans la foule.
A l’arrière, nous eûmes d’abord conscience d’une grande bousculade. Je reçus des coups de coude, ceux qui étaient devant moi reculèrent en me marchant sur les pieds. Et puis j’aperçus les C.R.S. qui, brutalement, entraient dans la foule. Ce fut une mêlée confuse. Il y eut un mouvement de reflux. Certains essayèrent de faire demi-tour et de s’enfuir, d’autres au contraire se portèrent en avant pour empêcher les C.R.S. d’avancer. Nous fûmes bousculées, violemment heurtées de tous les côtés. Un coup plus brutal que les autres faillit me faire tomber, et je fus séparée de Juliette. J’essayai de me raccrocher à elle, mais une masse de mineurs qui fonçaient vers l’avant me repoussa encore plus loin. J’étais ballottée d’un côté, puis de l’autre, je recevais des coups de coude, des coups de pied. Je faillis perdre mon sac. Et je ne voyais plus Juliette.
Les C.R.S. se mêlaient aux manifestants. Horrifiée, je m’aperçus qu’ils se battaient sauvagement. Des mineurs, matraqués, avaient le visage en sang. J’éprouvai une sensation de terreur animale. Je voulais m’enfuir, et je ne pouvais pas, entourée de cette foule où régnait une violence qui me paralysait d’horreur. J’étais au centre d’un cauchemar vivant. Je fus une fois de plus déportée vers la droite, et me trouvai près d’un mur. À quelques pas, un C.R.S., désarmé, faisait face, impuissant, à plusieurs mineurs qui se mirent à le matraquer sans pitié, avec une violence féroce. D’autres manifestants, alors, repoussèrent leurs camarades, et firent, de leur corps, un rempart pour protéger le C.R.S. qui, blessé, avait, lui aussi, le visage en sang.
— Laissez-le-nous, crièrent les plus acharnés, il paiera pour les autres !
— Reculez, allez-vous-en ! leur dit un mineur plus âgé. N’avez-vous pas honte de vous, acharner sur un homme sans défense ? Ce n’est pas cela que nous voulons, la violence n’amènera rien de bon !
Malade d’horreur et de dégoût, je me détournai. Des animaux féroces, voilà ce qu’ils étaient devenus, tous. Comment peuvent-ils en arriver là ?
Plus loin, la bataille se poursuivait toujours. Des blessés, aussi bien parmi les mineurs que parmi les C.R.S., gisaient sur le sol. Je vis un policier tituber et tomber lourdement, mains en avant. J’aurais voulu me boucher les oreilles pour ne plus entendre les cris, fermer les yeux pour ne plus voir les hommes se battre. Je réussis, en longeant le mur, à m’éloigner de la place. Devant moi, un jeune mineur, qui pouvait avoir dix-huit ou vingt ans, était emmené par ses parents qui le soutenaient et l’aidaient à marcher. Il avait été blessé et pleurait bruyamment. Du sang coulait dans son cou, d’une plaie au cuir chevelu, et ses plaintes me faisaient mal.
Je dus m’arrêter et m’appuyer contre un mur. Je sentis que tout tournait autour de moi. J’eus peur de m’évanouir. Je serrai les dents et fis un effort pour me remettre à marcher. À ce moment, j’entendis mon nom :
— Madeleine ! Madeleine !
Je me retournai. Juliette accourait vers moi, les cheveux dans les yeux, une manche de sa veste arrachée. Je réalisai que mon aspect ne devait pas être plus engageant.
— Madeleine, me dit-elle, je te cherchais partout ! C’est affreux, n’est-ce pas ?
Elle me prit contre elle, et je me rendis compte que je tremblais sans pouvoir me dominer.
— Viens, allons chez moi.
Incapable de m’arrêter de trembler, je la laissai m’entraîner.
Comme une somnambule, je la suivis jusque chez elle. À la porte, Germain nous attendait, le visage inquiet. Il se précipita à notre rencontre :
— Vous voilà enfin ! Je me demandais… Mon Dieu, que vous est-il arrivé ?
— Nous avons été prises dans la manifestation, dit Juliette. Entrons vite ! Germain, va tenir compagnie à ton père. Nous allons essayer de nous rendre un peu plus présentables.
Elle m’emmena dans la cuisine, où je me laissai tomber sur une chaise.
— Si j’avais pu prévoir, je ne t’aurais pas demandé de venir !
Je frissonnais encore nerveusement, je serrais mes mains pour essayer d’arrêter leur tremblement.
— Tu n’es pas responsable. C’est que… vois-tu, la violence me fait peur. J’ai été marquée par une scène semblable, lorsque j’avais six ans, et je ne l’ai jamais oubliée…
— Je sais bien, c’est horrible ! C’est dans une manifestation identique que Bertrand a été blessé. Lui aussi, ça l’a marqué profondément.
Tout en parlant, elle enleva sa veste :
— Elle est toute déchirée. Enlève la tienne, elle est déchirée aussi !
J’ôtai ma veste et vis, sur mon coude, à l’endroit où le tissu avait été arraché, une trace de sang séché.
— Mon Dieu, dit Juliette, tu es blessée ?
Je regardai, avec une sorte d’hébétude, le sang sur mon bras. Je me souvenais, j’avais été projetée contre le mur, et mon coude l’avait heurté violemment.
— Attends, je vais te panser.
Délicatement, elle nettoya le sang. Il y avait une large éraflure, que j’ai gardée longtemps par la suite. Juliette me mit un pansement, brossa ma veste, me tendit un peigne pour me recoiffer. Mes bas aussi étaient déchirés, et mes pieds portaient la trace de nombreux coups. Je me lavai le visage et les mains. Ensuite Juliette fit chauffer de l’eau :
— Tu trembles encore. Je vais te faire une infusion de tilleul, ça te calmera.
Nous avons bu, toutes les deux, une tasse de tilleul bien chaude et bien sucrée. Cela me fit du bien, et mon tremblement s’atténua. Il ne disparut pas complètement, pourtant. Il resta intérieur, et s’il ne se remarquait plus, moi je le sentais encore.
Juliette me regarda avec affection :
— Ça va mieux ? Tu as les joues un peu plus roses.
Elle s’arrêta un instant, reprit :
— Ça t’étonne si je ne dors plus ? Nous sommes mal placés, ici : au centre de toutes les manifestations, de toutes les bagarres. Et depuis que Bertrand a été blessé, j’ai peur chaque jour… Viens, allons le voir.
Je la suivis au salon. Son mari était là, dans un fauteuil, le front bandé. Il se leva pour m’accueillir. Je remarquai, dans ses yeux, une sorte de hantise que je ne comprenais que trop bien. Germain, à côté, avait un air malheureux. Son attitude, le regard qu’il posait sur Bertrand, disaient clairement qu’il ne comprenait pas comment on avait pu s’en prendre à son père. Avec l’intransigeance de la jeunesse, il en voulait aux mineurs qui étaient responsables, et, de là, à tous les mineurs. Et ses yeux, quand il me regardait, étaient pleins d’un reproche inavoué.
Nous avons parlé, et Juliette, résolument, a écarté le brûlant sujet de la grève et de ses conséquences. Elle m’interrogea sur Jean, sur Marcelle, sur leur prochain mariage. Elle exigea des détails, me demanda si j’étais satisfaite.
— J’espère, me dit-elle, que je le verrai bientôt, avec sa fiancée.
— Oui, assurai-je, ils viendront te voir.
Elle me parla aussi de Germain, qui avait l’ambition de devenir médecin. Il ne voulait pas entendre parler de mine, de charbon, et encore moins de mineurs. Il se refusait à faire le métier de son père, et, depuis que celui-ci avait été blessé, c’était pis encore.
— Il faut le comprendre, disait Juliette, pour l’excuser.
Oui, bien sûr, je le comprenais. Mais, d’un autre côté, ce n’était pas en fuyant que les problèmes seraient pour autant résolus. Je ne disais rien, mais je préférais de loin, à la réaction de Germain, celle de Jean qui affrontait les difficultés et se tenait aux côtés des mineurs dans les moments de crise, au lieu de se diriger vers un autre métier.
Il fut bientôt l’heure de mon train. Juliette, chaleureusement, m’embrassa :
— Je suis contente que tu sois venue. Bavarder avec toi m’a fait beaucoup de bien. Quand cette grève sera finie, il faudra que tu viennes plus souvent. Et moi, j’irai aussi te voir de temps en temps.
A moi aussi, notre conversation avait été bénéfique. C’était si reposant de parler et d’entendre parler d’autres choses que de la grève, des difficultés, des manifestations, des affrontements.
Nous nous sommes quittées sur la promesse de nous revoir souvent. Germain vint m’accompagner jusqu’à la gare ; seule, j’aurais été bien incapable de retrouver mon chemin. Dans les rues, le calme était revenu ; il n’y avait plus un seul mineur. La troupe et les policiers occupaient plusieurs artères de la ville, mais, heureusement, nous ne les avons vus que de loin.
Germain m’accompagna jusqu’au train. Je l’embrassai affectueusement. J’aurais voulu effacer l’ombre qui, par instants, voilait son regard. Après tout, il était le cousin de mon fils. Mais il était fait, comme Juliette et Henri, pour l’insouciance et non pour les difficultés. Il n’était pas préparé à une vie dure ; il n’avait pas derrière lui, comme Jean, comme moi, toute une lignée d’ancêtres qui, à force de sueur, de sang et de larmes, avaient réussi à survivre.
Je me retrouvai chez moi avec plaisir. Plus d’une voisine, dans le coron, en voyant mes bas arrachés et salis, ma veste déchirée, m’interrogea. Lorsque j’eus expliqué ce qui m’était arrivé, je fis aussitôt figure d’héroïne. Elles voulurent toutes connaître ce qui s’était passé, et je voyais, dans leurs yeux, un mélange d’admiration et d’envie. La plupart auraient bien voulu se trouver à ma place. Et moi, je me disais : si elles savaient ! Si elles pouvaient savoir combien moi, au contraire, j’aurais mieux aimé rester chez moi !
Marcelle exprima ouvertement son regret de n’avoir pas été là.
Je la regardais en souriant avec indulgence. Elle saurait, bien mieux que moi, soutenir Jean lorsqu’il y aurait des problèmes. Elle n’avait peur de rien, elle était prête à se lancer partout, sûre de son bon droit.
À Charles, je racontai tout. Aussitôt ses yeux, graves et compréhensifs, se chargèrent d’inquiétude :
— Madeleine, dit-il, ma chérie ! Tu as dû avoir très peur ?
A lui, je pouvais l’avouer. Il me serra contre lui, soupira :
— Je n’approuve pas cette violence. Elle ne résoudra pas les problèmes.
Ses paroles ressemblaient à celles du mineur que j’avais vu alors que, de son corps, il faisait un rempart pour protéger un adversaire, un C.R.S. blessé. Pourquoi cet avis n’était-il pas celui de tous ?…
Le samedi, comme toutes les semaines, Jean revint, et lui aussi s’inquiéta, lorsqu’il sut.
Il me prit contre lui, et ma tête arrivait au niveau de son épaule. Je compris que pour lui j’étais petite et fragile, et une grande douceur me vint quand je me dis que je lui étais précieuse, parce qu’il m’aimait.
Le dimanche qui suivit, Anna et Georges, avec leurs enfants, vinrent dîner chez nous. Jean et Marcelle étaient là. Les hommes se mirent à parler de la grève. Pendant que je faisais la vaisselle avec Anna, je regardais Marcelle qui jouait avec les enfants, Paul et Bernard. Ils avaient un jeu de cubes, et faisaient chacun une pyramide, en empilant les cubes les uns sur les autres. Celui qui réussissait la plus haute pyramide sans faire tomber les cubes avait gagné. Marcelle, avec patience, aidait Bernard, qui n’avait que trois ans et était encore malhabile, à bien placer ses cubes. J’observais sa douceur, sa gentillesse envers le petit garçon. Je me disais qu’elle ferait une bonne mère pour les enfants de mon fils.
Les hommes étaient en pleine discussion. Georges parlait de sa décision de reprendre le travail :
— Chaque jour le nombre des mineurs qui descendent augmente. Il faut admettre que c’est trop long, cette grève. Après sept semaines, qu’avons-nous obtenu ? Rien, à part des bagarres, qui nous retombent dessus.
— Ça, dit Jean, c’est beaucoup à cause des C.R.S. et de la troupe. Et s’ils n’avaient pas arrêté les piquets de grève, personne ne pourrait reprendre le travail et nous serions plus forts. Tandis que là, si certains recommencent à travailler, ça va démolir tous les efforts consentis jusqu’ici.
— Mais, reprit Georges, ceux-là n’ont plus rien pour vivre. Et combien de temps cela va-t-il encore durer ? J’ai deux enfants, moi aussi, et si la semaine prochaine tout est encore au même point, je redescends, comme eux. Je ne vais pas laisser mes enfants mourir de faim en restant là les bras croisés, quand même !
Anna me confia :
— N’en parle à personne, Madeleine, mais Georges, par moments, en a assez du métier de mineur. Il trouve que c’est trop dur, et des périodes comme celle que l’on vit en ce moment le découragent.
— Mais, Anna, c’est la même chose pour tout le monde !
— Je sais bien, mais c’est vrai que c’est dur, aussi. Cette grève n’arrange pas les choses, tu ne peux pas dire le contraire. Il y a des cas qui deviennent dramatiques. Hier, je suis allée porter un peu de soupe à Lucie, ma voisine, car je sais qu’ils n’ont plus rien. Je l’ai trouvée en train de pleurer, assise devant sa cuisinière vide faute de charbon et de ravitaillement. Elle n’en pouvait plus. Elle ne supporte plus de voir ses enfants se plaindre du froid, de la faim. Et ils sont six ! Son père, qui vit avec eux, et qui est très vieux et malade, ne quitte plus son lit, pour essayer d’avoir moins froid, et grelotte à longueur de journée… Sais-tu ce qu’elle faisait, quand je suis arrivée ? Elle donnait à son bébé un biberon d’eau sucrée parce qu’elle n’a plus de lait. Son mari a décidé de reprendre le travail demain. Peut-on lui en vouloir, dis-moi ?
Je hochai la tête en silence. Oui, c’était vrai, la grève durait trop.
Chaque jour plus nombreux, les mineurs reprirent le travail. Les plus acharnés résistèrent encore une semaine, puis la reprise fut décidée pour tous. La grève avait duré huit semaines, elle avait été longue et douloureuse. Elle avait apporté la faim, la peur, la violence et les bagarres. Elle avait blessé beaucoup d’entre nous, physiquement ou moralement.
Mais au moins les décrets Lacoste ne furent pas appliqués.